La Coopération Economique entre le Vietnam et le Cambodge
La Coopération Economique entre le Vietnam et le Cambodge
Par Prak Soeurn
In Conflits Actuels, revue d’étude politique, n° 20 – 2007 - 2
Depuis l’invasion du Cambodge par le Vietnam en 1979, ces deux pays ont vu leurs accords de coopération «intégrale» se multiplier dans tous les domaines, à savoir notamment politique, militaire, et économique.
Une des particularités de ces accords réside dans le fait que c’est le Vietnam qui est un acteur central de cette multiplication. Des délégations gouvernementales des deux pays se rendent mutuellement visite à l’initiative du Vietnam sur un rythme de plus en plus fréquent. Il n’est pas rare que la partie cambodgienne - issue du gouvernement installé par Hanoi depuis le 7 janvier 1979 - valide des accords cadre, notamment dans les domaines militaire et économique, sans en informer le moindre détail le public ni l’assemblée nationale. Le Vietnam, de par ses ambitions hégémoniques, fait de ces accords – à l’instar de ceux passés avec le Laos - un des vecteurs de consolidation de son emprise en Indochine, notamment sur le Cambodge. Ce pays, membre de l’ASEAN au même titre que le Vietnam et le Laos, représente un point d’extension majeur pour le Vietnam lui permettant de devenir un acteur incontournable en Asie du Sud Est, dont l’espace géopolitique est en cours de recomposition.
Le présent article se propose d’analyser les mécanismes de mise en place de dispositifs d’ordre économique destinés à soutenir l’expansionnisme hégémonique du Vietnam sur son voisin, le Cambodge.
1 – Le contexte historique de l’expansionnisme Vietnamien
Le Vietnam est historiquement un des pays le plus expansionniste en Asie. Initialement localisé à Tonkin, ce pays avait commencé sa « marche » vers les riches terres du Sud, anéantissant ainsi tous les peuples autochtones résidant sur leurs terres ancestrales. Les Cham, peuple du Royaume de Champa aujourd’hui totalement disparu du globe, ainsi que les Khmers du Kampuchea Krom[1] ont été les premières victimes de cette politique expansionniste séculaire. Cette descente vers le Sud, appelée Nam Tién en Vietnamien, se complète aujourd’hui par la marche vers le Sud Est, le Tay Tién[2], pour atteindre le Laos et le Cambodge actuel.
Son expansion vers le Sud s’effectue par la conquête démographique, des guerres et des tactiques manipulatrices très subtiles. Des atrocités ont été perpétrées à l’égard de la population conquise. Celles qui ont gravé la mémoire de la population Cambodgienne du Kampuchea Krom sont le massacre collectif des Khmers qui étaient enfermés dans des greniers à riz et brûlés vifs, et des tortures connues sous l’expression « Proyatt Kampoup Tê Ong ». Les victimes ont été enterrées vivantes jusqu’au cou trois par trois pour que leurs têtes forment un trépied sur lequel le vainqueur allait poser sa marmite ; c’était sur ce support de têtes de Cambodgiens vivants qu’il faisait cuir son riz et infuser son thé. Entre les crânes, la flamme montait et la braise pétillait. Les hurlements et les soubresauts convulsifs des suppliciés faisaient tanguer la marmite. Les tortionnaires leur disaient alors en ricanant : « Voyons, ne bougez plus ! Vous renversez le thé du maître »[3]. Après avoir commis ces barbaries aux alentours des années 1813-1815 jusqu’au début 1900, le Vietnam recourt à des méthodes de conquête ayant une subtilité stratégique certaine. Le grand changement dans sa stratégie se concrétise par la création du Parti Communiste Indochinois en 1930. Placé sous le contrôle de Hanoi, ce parti – composé au départ essentiellement de Vietnamiens résidant au Cambodge, qui étaient rejoints ensuite par certains Khmers, tels que Pen Sovann, formés à Hanoi dans les rangs du PCI - a permis au Vietnam de jeter les bases essentielles à son expansionnisme en Indochine[4].
Après avoir aidé le parti révolutionnaire du peuple Lao à prendre le pouvoir en 1975, Hanoi a installé d’emblée son armée forte de 40 000 hommes au Laos. En juillet 1977, Hanoi a placé Vientiane dans une situation de dépendance politique, économique et militaire par le biais de son « traité d’amitié et de coopération ». Alors qu’au Cambodge, les dirigeants communistes vietnamiens ont du - après les avoir aidés à prendre le pouvoir en avril 1975[5] - se débarrasser en janvier 1979 de leurs « frères idéologiques », les Khmers Rouges. Les enjeux stratégiques du Vietnam étaient, et le sont toujours, d’établir un contrôle certain sur ses voisins immédiats en se basant sur un axe stratégique le conduisant à conquérir le Sud (le Laos et le Cambodge) soi-disant pour mieux résister aux menaces venant du Nord (la Chine)[6]. Etant un acteur majeur du jeu triangulaire Cambodge – Vietnam – Laos, Hanoi s’emploie à renforcer sa position en Indochine, voulant ainsi établir son périmètre de « sécurité » jusqu’aux confins de la Thaïlande[7].
Dès son arrivée au Cambodge en 1979, l’armée vietnamienne s’attachait à mettre en place les bases d’une nouvelle administration pro-Hanoi[8]. Bien qu’ayant retiré officiellement ses troupes du Cambodge en 1989 sous la pression de la communauté internationale, Hanoi opère son retour au Cambodge par la « porte arrière»[9] et met en place des dispositifs, destinés à maintenir son emprise sur le Cambodge. Aujourd’hui, à Phnom Penh rien ne se décide sans l’aval de Hanoi[10].
2- Les ambitions hégémoniques du Vietnam et ses impératifs économiques
Toutes ces conquêtes vietnamiennes ont été d’abord motivées historiquement par la colonisation des terres fertiles. Elles se doublent aujourd’hui d’une dimension hautement stratégique, consistant à faire du Vietnam une puissance incontournable en Asie du Sud Est, et ce dans un contexte de recomposition géopolitique accrue. Bien qu’elles soient évidentes, ces ambitions hégémoniques vietnamiennes sont très peu étudiées. R. Emmers est un des rares chercheurs à avoir analysé le sujet dans son article publié par l’Asian Survey en 2005[11].
Le Vietnam a très bien mesuré l’importance stratégique que lui procure son emprise sur le Laos et le Cambodge dans une Asie du Sud Est qui est devenue un enjeu régional voire même mondial. Hanoi compte, comme lors de la confrontation des blocs Est-Ouest, exploiter la rivalité, de plus en plus visible, entre la Chine et les Etats-Unis pour occuper une place importante sur la scène internationale. Ses efforts diplomatiques lui ont permis d’obtenir en 2007, avec le soutien de Washington, le statut de membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Au niveau régional, notamment au sein de l’ASEAN, le Vietnam dispose d’un avantage institutionnel important. Comme l’a démontré P. Kang dans son article avec le concept de « un pays avec trois droits de vote », le Vietnam est devenu un acteur courtisé au sein de cette organisation. Bien que le Cambodge et le Laos ne disposent pas le même poids politique et économique que les autres pays membres, ils confèrent un avantage certain au Vietnam dans ses négociations régionales et internationales.
La politique expansionniste de Hanoi enregistre des avancées indéniables au détriment des peuples voisins. Mais sur le plan économique, les résultats ne sont pas à la mesure de ses ambitions. Le bilan économique des années 1980 souligne les vulnérabilités du Vietnam. Faute de matières premières et de capitaux, la mécanique économique de la République Socialiste du Vietnam grippe, accroissant ainsi des tensions internes : pression démographique, déséquilibre entre les régions, et difficultés socio-économiques. Sur le plan externe, sa balance commerciale est structurellement déficitaire. Le Vietnam restait fort dépendant du bloc communiste. L’essentiel de ses aides venait de ses alliés. Mais ces aides étaient insuffisantes pour financer son programme de développement. Les difficultés socio-économiques allaient contraindre les responsables politiques de Hanoi à se tourner vers la communauté internationale pour obtenir l’aide nécessaire à la reconstruction et au développement du pays. La mise en place du plan de rénovation Doi Moi, anonncée en décembre 1986 lors du Vième Congrès du Parti Communiste Vietnamien (PCV), marque le début d’un double processus de transition et de développement de l’économie vietnamienne. Bien qu’amorcé avec le Doi Moi, le processus d’insertion du Vietnam dans la communauté internationale n’a franchi l’étape supérieure qu’en janvier 1995, l’année où il devient membre de l’ASEAN et où il a déposé officiellement sa candidature d’adhésion à l’OMC.
Aujourd’hui, le Vietnam compte mettre toutes ses énergies pour résoudre ses déficiences économiques tout en mettant le Cambodge à contribution afin de s’insérer activement dans la compétition technico-économique mondiale. Son objectif ambitieux est d’accéder au statut de pays développé d’ici 2020 qui lui permettrait de s’affirmer comme une puissance régionale à part entière. Pour ce faire, Hanoi renoue des relations avec un certain nombre de pays développés tels les Etats-Unis. En juin 1999, le Vietnam signe un traité commercial bilatéral avec ce pays. Ce traité lui garantit un accès à un immense marché et ouvre le pays aux investissements américains. Hanoi a ainsi reçu plus d’un milliard de dollars d’investissements d’Intel. Bien qu’étant focalisés essentiellement sur le segment à très faible valeur ajoutée technologique, ces investissements offrent la possibilité au Vietnam de mettre un pied dans une industrie de haute technologie. Paralèllement aux efforts d’ouverture, le Vietnam adopte des mesures structurelles destinées à poser des bases essentielles à la mise en place de son système national de développement scientifique et technologique pour accompagner son développement industriel[12].
3 - Les principaux accords de coopération économique Vietnam – Cambodge et les dispositifs d’incitation à leur signature
Le Cambodge, bien qu’étant classé parmi les pays les moins avancés, recèle bien de potentiels. Certaines de ses ressources, comme le pétrole et le gaz, restent encore inexploitées. Leur exploitation, prévue pour 2010-2011, devrait générer des revenus de plus 2 milliards de dollars par an. Les minerais et l’hévéaculture représentent des secteurs politiquement captifs dont l’exploitation va être relancée dans le cadre des accords conclus avec le Vietnam. Le tourisme et l’industrie de télécommunication sont également des secteurs cibles.
Table 1 :Cambodge –Principales Données
Superficie (km²) |
181 035 |
Population (million) |
14 (2007) |
PIB (milliard $) |
7,3 |
Aide internationale |
Environ 600 millions de dollars par an en moyenne |
Principales activités économiques : |
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- Agriculture |
Le secteur agricole joue un rôle capital pour l’économie Cambodgienne. Les principaux produits sont issus de la riziculture, de l’hévéaculture et de la pêche. |
- Industrie |
-A l’état embryonnaire, l’industrie se concentre sur le segment intensif en main d’œuvre (confection). -Perspectives de développement importantes avec la mise en place des zones économiques spéciales dans des régions frontalières. |
- Tourisme |
- emplois : 250,000 - revenus : plus de 1 milliards de dollars (2006), plus de 2 milliards prévus en 2008. |
Richesses naturelles et matières premières : |
|
- bois |
Surexploité, revenus générés : entre 2 et 2,75 millions de dollars |
- pétrole et gaz |
2 milliards de dollars de revenus attendus dès 2009-2010 |
- houille, bauxite, magnétite, cuivre, plomb, marbre |
Ces richesses du sous-sol sont actuellement peu exploitées (bauxite : Mondulkiri, Stung Treng) |
- pierres précieuse (rubis, saphirs, zircons), or |
Surexploitées à Pailin mais restent inexploitées dans des régions telle que Ratanakiri |
Ainsi dès janvier 1979, le Vietnam a fait signer par le régime de Phnom Penh un Traité d’amitié et de coopération avec le Cambodge (de Hun Sen), valable pour 25 ans et tacitement reconductible tous les 10 ans. Ce traité pose les bases essentielles aux futurs accords dans de divers domaines, subordonnant le Cambodge aux intérêts du Vietnam. La démarche de Hanoi relève de l’approche structuraliste issue des travaux pionniers menés par des auteurs comme Masson[13] et Bain[14] . En conjonction avec la rivalité entre les grandes puissances, Hanoi met en œuvre un certain nombre de mesures, comme le montre le schéma ci-dessous, destinées à façonner - directement et indirectement via les structures politico-militaire et institutionnelle[15] qu’il a mises en place - l’environnement politico-économique du Cambodge et à créer des conditions favorables au déploiement du Vietnam.
Schéma : Politique stratégique de Hanoi et son action sur l’environnement politico-économique du Cambodge
Les accords de coopération économique passés avec le Cambodge structurent les relations bilatérales des deux pays en une hiérarchie économique bien définie. Le Vietnam va gravir l’échelle de développement économique et technologique. Alors que le Cambodge va devoir pourvoir - dans le cadre de ces accords - des ressources nécessaires et stratégiques au Vietnam. De ce fait, Bùi Xuân Quang schématise le Cambodge, à l’instar du Laos, comme étant le poumon économique du Vietnam[16]. Le flux de ces ressources dynamise les statistiques d’échanges commerciaux entre les deux pays que la presse vietnamienne fait tant d’échos. La progression de ces échanges entre les deux pays au cours des dernières années est la résultante de ces accords. La structure de ces échanges est le reflet exact de cette hiérarchie mise en place. L’accroissement de ces d’échanges est bien évident dans les statistiques, mais la contrepartie financière de ces flux physiques reste un sujet entier à étudier. Ces accords vont permettre au Vietnam d’accaparer des ressources naturelles cambodgiennes, des matières premières, de disposer d'un espace de peuplement, d’empêcher l'expansion de puissances concurrentes en occupant lui-même le Cambodge et de disposer de bases militaires avancées à des emplacements stratégiques.
Table 2: Principaux Accords Economiques entre le Vietnam et le Cambodge
Dates |
Accords |
Domaines concernés |
18 Février 1979 |
Traité de paix, d'amitié et de coopération |
Traité qui officialise la présence des troupes vietnamiennes au Kampuchea et intégre ce dernier dans dans la Fédération indochinoise que le Vietnam a voulu créer depuis longtemps (source: Gérard Hervouët, «Les Missions de Paix et le Canada», sous la direction de Gregory Wirick et Robert Miller CRDI 1998, CRDI, Canada) |
2 Décembre 1982 |
Coopération Economique Indochinoise
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Accord de coopération institué suite à la Réunion du 22 septembre 1982 du Comité d’organisation de la Conférence économique au sommet des trois pays Kampuchéa, Vietnam et Lao.
Hun Sen, Meas Samnang, Kong Korm, Ty Yao, Dao Duc Chinh, ect[17]. |
20 Octobre 1999
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Accord sur le Triangle de Développement |
Accord de développement et d'exploitation de 10 provinces frontalières comprenant Kon Tum, Gia Lai, Dac Lac et Dac Nong pour la partie Vietnamienne; Attopeu, Saravane, et Sekong (Laos); et Mondulkiri, Ratanakiri et Stung Treng (Cambodge). |
7 Novembre 2005
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Accord cadre de coopération dans le domaine bancaire
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Cet accord majeur met en place l’architecture de contrôle sur le système bancaire Cambodgien et Laotien. |
4 Avril 2006
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Accord de coopération Agricole
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Promouvoir la coopération entre les deux pays dans le domaine agricole
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24 Oct. 2006
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Accord d'exploitation des ressources naturelles Cambodgiennes |
Cet accord a pour objectif, comme son nom l’indique d’exploiter les ressources naturelles Cambodgiennes |
5 Octobre 2007
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Plan de Développement Tripartite du Tourisme Laos Vietnam Cambodge
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Ce plan global vise à exploiter le potentiel relevant du tourisme des trois pays. |
Ces accords - prenant la forme d’un habillage de coopération économique - s’inspirent de la dynamique régionale telle que la coopération de la sous-région du Mékong[18] pour faire avancer les visées expansionnistes de Hanoi au Cambodge.
Compte tenu des caractéristiques de ces accords, une des questions majeures qui pourrait éventuellement se poser est de savoir comment le Vietnam parvient à les faire valider systématiquement par le Cambodge. Dans la pratique, le régime de Phnom Penh, bien qu’il soit d’obédience vietnamienne, pourrait ne pas converger systématiquement vers les intérêts de Hanoi. Une des grilles de lecture permettant d’illustrer cette divergeance est, à notre sens, la théorie de l’agence. Développée par M. Jensen et W. Meckling en 1976[19], cette théorie – fondée sur l’approche principal-agent - constitue la conception dominante de la gouvernance d’entreprise. Depuis les travaux de A. Berle et G. Means menés dans les années 1930[20] mettant en exergue la séparation entre la propriété et le contrôle des entreprises, la divergence des intérêts entre le principal (actionnaires) et l’agent (dirigeants) est devenue une des problématiques majeures de la gouvernance d’entreprise. Bien que le Cambodge ne soit pas une entreprise, les dirigeants communistes de Hanoi sont bien conscients de cette problématique. De ce fait, ils ont mis en place un système de gouvernance comprenant un ensemble de mécanismes censés inciter les dirigeants de Phnom Penh à prendre les décisions dans le sens attendu par Hanoi.
Les dispositifs d’incitation sont de plusieurs ordres, d’abord politique et militaire. Sur le plan politique, Hanoi mobilise le vote des colons civiles et militaires vietnamiens, introduits au Cambodge depuis 1979, en faveur du parti du régime de Phnom Penh, le Parti Populaire Cambodgien. A ce jour, le nombre de ces colons est estimé à environ de 5 millions[21], ce qui représente un peu plus de 36% de la population totale du Cambodge (14 millions). Outre cet aspect de soutien politique, les dirigeants de Hanoi apportent un appui militaire en vue de maintenir le régime de Hun Sen au pouvoir aussi longtemps qu’ils l’estiment nécessaire. L’intervention de Hanoi en faveur du régime de Phnom Penh lors du coup d’état en Juillet 1997 a été faite clairement dans ce sens[22]. Suite à des accords signés ces derniers temps, certaines unités militaires cambodgiennes ont été mises sous commandement vietnamien. Le renforcement de la présence militaire de Hanoi au Cambodge se fait officiellement sous forme d’échanges d'effectifs militaires, comme annoncé dans la presse lors de la rencontre entre Ke Kim Yan, le commandant en chef de l'armée royale cambodgienne, et Nguyen Khac Nghien, chef d'etat-major général de l'armée populaire vietnamienne[23].
L’appui apporté au régime de Phnom Penh dans son maintien au sein des administrations cambodgiennes a permis à ses hauts dirgeants de bénéficier des enjeux économiques et financiers considérables liés à la détention du pouvoir absolu[24]. Selon une étude réalisée par Jean-François Bayart[25], le régime de Phnom Penh contrôle 99% des conseils municipaux. L’existence de l’opposition est donc plus virtuelle que réelle. Toujours selon cet auteur, la formation d’une classe dominante cambodgienne issue du mouvement communiste indochinois s’accompagne - sous couvert d’un libéralisme débridé – d’un régime d’accumulation basé sur l’expropriation croissante des terres des paysans et la marchandisation du patrimoine archéologique, des actifs publics[26], de l’éducation, de l’administration et de la Justice. Les alliances matrimoniales entre les enfants de l’élite politico-militaire et ceux du monde des affaires renforce encore davantage le contrôle de l’économie cambodgienne par ces dirigeants[27]. Certaines entreprises proches de la classe dirigeante telles que Sokimex et Tela se sont diversifiées dans nombre de secteurs économiques sous l’œil bienveillant de Hanoi[28].
Ainsi se creuse le fossé social entre la classe dirigeante et la majorité de la population cambodgienne, qui vit dans l’extrême pauvreté. Comme l’ont bien souligné Odam Khemmariddh et Meas Chanthou[29], la population ne peut - compte tenu de ses conditions économique et sociale déplorables- exprimer librement son choix politique. L’attribution de l’aide est bien souvent conditionnée par son vote en faveur du régime en place. Elle se retrouve ainsi dépossédée systématiquement de leurs droits les plus fondamentaux.
4 - Les mécanismes de contrôle et d’appropriation des ressources Cambodgiennes
Les dispositifs de contrôle et d’appropriation des ressources cambodgiennes sont de plusieurs types. Sur le plan de la structuration de l’espace territorial, Hanoi quadrille le Cambodge à l’aide de son réseau quasi-institutionnel composé de 19 associations vietnamiennes implantées dans de différentes régions cambodgiennes. Ce réseau vient compléter le jumelage des provinces des deux pays, institué au tout début des années 1980. Les provinces cambodgiennes sont tenues d’acheminer des produits et denrées essentiels à leur « jumelle ». Ainsi la province de Battambang, le grenier à riz du Cambodge, jumelée avec la province vietnamienne de Quang Nang, fournit le riz à cette dernière en échange du ciment de mauvaise qualité. La province de Siemreap en fait de même, et reçoit de sa jumelle Bin Tri Thien des ouvriers vietnamiens, qui viennent travailler à son usine de saumure[30]. Selon les écrits d’E. Luciolli, ces échanges dépassent largement le cadre de ce jumelage. Les troupes vietnamiennes commencèrent à dépouiller systématiquement le pays des richesses qui pouvaient encore s’y trouver[31]. Lors de nos différents voyages au Cambodge, des Cambodgiens nous ont confirmé que des tonnes de poissons péchés du lac Tonlé Sap ainsi que le bois, du riz et du caoutchouc continuent à être acheminés vers le Vietnam. Aujourd’hui, les 19 associations - au même titre que les antennes du consulat régionales - fonctionnent en interaction forte avec l’ambassade du Vietnam basée à Phnom Penh, qui servent de relais à la politique stratégique du Vietnam. Ces dispositifs - dotés des moyens de communication propres - représentent un mécanisme d’affectation de la population vietnamienne à travers toutes les provinces cambodgiennes, et ce en fonction de leur importance stratégique. Les responsables de ces associations sont convoqués régulièrement à Hanoi et reçoivent des instructions et informations sur des opportunités économiques à saisir. Les zones économiques spéciales, mises en place par le gouvernement de Phom Penh, constituent de véritables pôles d’attractivité. Alors que la majorité de la population cambodgienne, dont le niveau d’éducation restant bas, connaissent à peine l’existence de ces zones. Elle subit donc une asymétrie informationnelle forte et se retrouvent ainsi exclus de toute opportunité économique de leur pays.
Un autre dispositif mis en place par Hanoi est le Triangle de Développement Indochinois, véritable corridor Est-Ouest reliant la Thailande au Vietnam via le Laos et le Cambodge. Ce triangle - réunissant trois provinces cambodgiennes, Stung Treng, Ratanakiri et Mondulkiri ; Attapeu, Sé Kong et Saravan pour la partie laotienne ; et Gia Lai, Kon Tum et Dac Lac pour la partie vietnamienne – constitue une base stratégique avancée pour Hanoi. Selon Charles Meyer, le Vietnam a profité de la guerre des années 1970 pour annexer de facto deux de ces trois provinces (Ratanakiri et Mondulkiri) avant même qu’il n’impose en 1979 par la force sa domination à l’ensemble du pays[32]. Ces trois provinces cambodgiennes – faiblement peuplées mais représentant 20% du territoire national[33] – sont reliées au Cambodge intérieur par des chemins de terre, donc difficilement accessibles aux Cambodgiens venant d’autres provinces. L’accès à certains endroits est même interdit aux Cambodgiens. Des grands axes routiers sont en cours de construction pour relier ces régions au Vietnam. Hanoi y construit également des centrales électriques et des écoles. Des entreprises appartenant à l’armée populaire vietnamienne exploitent les richesses locales. Et leurs employés se composent quasi-exclusivement de militaires vietnamiens. Les mines et l’hévéaculture sont exploitées par des sociétés comme Vinacomin et Phu Rieng.
Certaines activités économiques sont ainsi insidieusement mises sous contrôle. La pêche, exploitée désormais à l’échelle industrielle, et la construction de maisons individuelles en forte croissance, tirée par la demande des nouveaux riches, sont devenues des « chasses gardées ». Les quelques rares Cambodgiens, qui tentaient de prendre part de cette dynamique, ont du renoncer sous la menace de mort. Les secteurs tels que les hydrocarbures et le tourisme sont des cibles également privilégiées. Pour les hydrocarbures, le conglomérat Sokimex - dont le président fondateur, Sok Kong, est d’origine vietnamienne – et le groupe Tela, acteur majeur de la distribution du pétrole et de gaz au Cambodge, sont devenus des partenaires incontournables pour toute entreprise étrangère[34]. Une autre entreprise, Viettel, appartenant à l’armée populaire vietnamienne, fait également son entrée en force dans les télécommunications. Son réseau, constitué essentiellement de fibres optiques et relié depuis le Vietnam par des pylônes jusqu’à Kampong Som, va être étendu à d’autres régions. L’accès à son réseau est réservé au départ quasi-exclusivement à des utilisations militaires. Pour des raisons économiques et financières, il va s’ouvrir également à des communications commerciales.
Un autre fait marquant est l’implantation de la banque vietnamienne, Agribank, qui - de par son alliance avec la banque ACLEDA – parvient à disposer d’emblée d’un maillage important. Etant initialement une ONG spécialisée dans le micro-crédit, la banque ACLEDA dispose d’un réseau largement étendu auprès de la population rurale. Son réseau va permettre à Agribank d’effectuer des prêts bancaires, à partir des fonds levés localement, aux paysans cambodgiens qui, en échange, mettront leur terre en hypothèque.
Ainsi après les domaines politique et militaire, le Cambodge est entrain de perdre progressivement ses « prérogatives » économiques. Au rythme selon lequel évoluent les choses, le Cambodge aura-t-il perdu son « visage Khmer» dans les prochaines décennies ?
Prak Soeurn, née en 1974, a survécu au régime des Khmers Rouges. Anciennement attachée temporaire d’enseignement et de recherche, elle travaille en tant que chargée de recherche associée au CNRS et est sollicitée par des grandes entreprises pour ses services de conseil.
[1] Le Kampuchea Krom est la partie Sud du Vietnam actuel qui était encore Cambodgien jusqu’en 1949. Aujourd’hui, la population Khmère résidant sur leur terre ancestrale représentent, selon les différentes estimations, un peu plus de 10% de la population totale du Vietnam. Ces Cambodgiens, totalement détachés du Cambodge actuel, voient leurs droits les plus fondamentaux systématiquement violés. Ils sont considérés comme une population de seconde zone et n’ont aucune représentativité politique et sociale, et subissent des discriminations de tout genre.
[2] M. Benge : «Vietnam’s Tay Tien into Laos and Cambodia», papier présenté à la Conférence de Washington DC, 2007.
[3] A. Pannetier : « Notes Cambodgiennes , Au cœur du Pays Khmer», Editions Payot, 1921.
[4] P. Kang : «Vietnam’s Expansionism in Indochina : Strategies and Consequences on the Regional Security Order», July 2004.
[5] F. Bizot : « Le Portail » Editions de la Table Ronde, 2000.
[6] G. Lockhart: « Strike in the South, Clear the North: the Problem of Kampuchea and the Roots of Vietnamese Strategy There », Working Paper 36, Monash University, Australia 1985.
[7] Bùi Xuân Quang : “ La troisième Guerre d’Indochine, 1975-1999”, L’Harmattan, 2000.
[8] E. Luciolli : «Le Mur de bambou, le Cambodge après Pol Pot», Editions Régine Deforges, 1988.
[9] K.L. Bindra : «Vietnamisation of Cambodia », September 14th, 2005.
[10] Philippe Taylor : «Cambodge : l’invasion Vietnamienne continue », Altermedia.info, 1 jullet 2005.
[11] Ralf Emmers : « Regional Hegemonies and the Exercise of Power in Southeast Asia, a Study of Indonesia and Vietnam », Asian Survey, vol. XLV, n°.4, July/August 2005.
[12] Prom Vannarith : “Vietnam’s National System of Scientifical and Technological Development” à paraître dans Cambodian Perspective Review en 2009.
[13] Masson E.: “Price and Production Policies of Large Scale Enterprise” in American Economic Review, Vol. 29 N° 1, 1939.
[14] Bain J.S : « Barriers to New Competition » Harvard University Press, 1956.
[15] Mey Siphal. : le Vietnam poursuit son emprise sur le Cambodge, Conflits Actuels en Juin 2008.
[16] Bùi Xuân Quang, op. cit. L’Harmattan 2000.
[17] Leur discours:
(a)- Etant donné la situation géographique et politique, notre solidarité (avec le Vietnam et le Laos) doit durer très longtemps, et c’est la coopération économique qui est la plus importante, à côté de nos coopérations politique, militaire et diplomatique.
(b)- Pour nous, cette alliance est faite pour la paix non seulement en Indochine, mais pour l’Asie du Sud-est toute entière.
(c)- Pour la solidité des trois pays, la coopération économique est indispensable, car elle pourra développer notre influence de solidité sur l’Asie du Sud-est toute entière. Le projet de notre coopération économique vise quatre objectifs essentiels suivants :
1. Elle renforce la défense de nos trois pays, pour se donner la main dans notre marche vers le socialisme ;
2. Elle peut utiliser la force d’un de nos pays pour compenser la faiblesse d’un autre, afin d’aller ensemble vers le progrès ;
3. Elle doit constituer pour nos trois pays une base commune pour notre coopération avec les autres pays socialistes ;
4. Elle doit constituer aussi pour nos trois pays une base commune dans nos échanges avec l’étranger.
(d)- Cette conférence de fin décembre 1982 discutera également des questions stratégiques et pourrait transformer nos forces en une force d’appui pour toute sur l’Asie du Sud-est. Mais, il nous faut faire attention sur ces questions, pour empêcher les ennemis de nous accuser de former une alliance militaire ou une fédération indochinoise, car ils pourront alors augmenter leurs
forces dans les pays d’ASEAN pour faire pression sur nous.
[18] Cette coopération régionale, initiée en juin 1992, englobe le Cambodge, le Laos, le Myanmar (Birmanie), la Thailande, le Vietnam et la province Chinoise Yunnan, voir Asian Development Bank : Economic Cooperation in the Greater Mekong Subregion, Proceedings of the Second Conference 30-31 August 1993, Manila, Philippines.
[19] M. Jensen et W. Meckling « Theory of the firm: managerial behavior, agency cost, and ownership structure » Journal of Financial Economic, 1976, pp. 305-360.
[20] A. Berle et G. Means: « The modern corporation and private property » Commerce Clearing House, N.Y., 1932.
[21] - Moneakseka Khmer du 16 Nov 07 : Les autorités gouvernementales de Phnom Penh accordent la citoyenneté Cambodgienne aux immigrants Vietnamiens (traduction du texte en Khmer).
- Dy Kareth : Les Nouveaux Vietnamiens au Cambodge, Conflits Actuels en Juin 2008.
[22] Free Vietnam Alliance: «Hanoi's Role in the Cambodian Coup», August 1997.
[23] Xinhua : Renforcement de la coopération militaire entre le Vietnam et le Cambodge, 17 octobre, 2007.
[24] * American Investigation Bureau and Coalition for Transparency in Cambodia: Details about the $800 million corruption money transferred from Cambodia to Singapore, October 15, 2002.
*Adrian Levy and Cathy Scott-Clark : Cambodia, Country for Sale, The Guardian, April 26 2008
* Sylvaine Pasquier et Christine Chaumeau : Main basse sur le Cambodge, L’Express du 26/07/2004
* John Vidal : Cambodian elite and army accused of illegal logging racket, The Guardian, June 1 2007
[25] François Bayart (directeur de recherche au CNRS-CERI) : Thermidor au Cambodge, Alternatives Economiques, n°234 - Mars 2005.
[26] A. Carrier: Logiques de Pouvoir et Administration Partiale des Domaines de l'État à Phnom Penh, Colloque sur le Cambodge “Construction et Déconstruction”, Université de Dauphine, 20 Novembre 2007.
[27] Global Witness : Cambodia’s Family Trees, June 2007, UK.
[28] Shawn W Crispin: Cambodia's coming energy bonanza, Asia Times, Jan 26, 2007
[29] Odam Khemmariddh et Meas Chanthou : Poverty and Violation of Human Rights: a Focus on the Case of Cambodia, in Cambodian Perspective Review, November, 2004.
[30] E. Luciolli, op. cit, p.102
[31] E. Luciolli, op. cit, p.36
[32] C. Meyer : Les Nouvelles Provinces, Ratanakiri – Mondolkiri, in Le Cambodge, Revue Monde en Développement sous la direction de F. Perroux, n° 28, 1979.
[33] Dy Kareth : Triangle de Développement Expansionniste, CFC, Août 2005.
[34] Shawn W Crispin, op. cit. Jan 26, 2007.