L’Asie orientale, nouveau champ de la rivalité sino-américaine ?, Oct. 2011
L’Asie orientale, nouveau champ de la rivalité sino-américaine ?
Par Daniel SCHAEFFER*, le 19 octobre 2011
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Géopolitique de l’Asie orientale. Les âpres confrontations entre la Chine et les Etats-Unis montrent que, si l’Asie orientale n’est pas un champ nouveau de rivalité entre les deux grands, la région en devient un point crucial de fixation. Cela résulte essentiellement de la montée en puissance de la Chine et de sa volonté de vouloir désormais régner sans partage sur la région. C’est ce que redoutent tous les pays voisins non inféodés à Pékin.
Dans le cadre de son partenariat avec la Documentation française, le Diploweb.com est heureux de vous présenter ce large extrait d’un article de Daniel Schaeffer publié dans "Asie. Édition 2011-2012. Catastrophes naturelles, dynamisme socio-économique et questionnements politiques", Coll. Mondes émergents, La Documentation française, 2011, pp. 89-110.
L’ASIE ORIENTALE est-elle le théâtre d’une rivalité entre la Chine et les Etats-Unis ? Au vu des événements qui émaillent l’année 2010, cette affirmation paraît constituer une évidence, même si les manifestations d’acrimonie se sont quelque peu estompées depuis la fin de l’année écoulée. Et cette rivalité s’avive en raison de la montée en puissance de la Chine sur de multiples terrains. Le pays a l’ambition d’affirmer un ascendant de plus en plus fort sur la région, il veut circonvenir toute intervention potentielle extérieure qui contrecarrerait ses propres ambitions. Or, les États-Unis entendent bien continuer, parce que cela s’inscrit dans leurs intérêts stratégiques, à jouer dans la région un rôle de grande puissance. D’un côté, la Chine peut admettre une telle présence qui serait limitée à l’économie, à la diplomatie et à la culture. En revanche, dès lors que cette présence s’affiche comme étant politique, et plus encore militaire, elle irrite de plus en plus Pékin. Or, même si, sous le couvert du « développement pacifique », Pékin offre des programmes de coopération économique aux apparences attrayantes à ses voisins du Sud-Est asiatique, ces derniers appréhendent l’émergence de la Chine et craignent de perdre une part significative de leur liberté politique. C’est pourquoi le fait que les États-Unis manifestent un regain d’intérêt pour la région rassure ces pays et leur apparaît comme un facteur stabilisant, susceptible de les aider à maintenir un équilibre avec la Chine. Bien entendu, Pékin s’insurge contre cette évolution, en recourant à un discours qui vise à attiser la méfiance des États asiatiques à l’égard de Washington.
L’ASIE ORIENTALE, NOUVEAU CHAMP DE LA RIVALITÉ ECONOMIQUE SINO-AMÉRICAINE
Sur le plan économique, l’Asie orientale doit davantage être considérée comme un champ normal de compétition entre deux puissances économiques plutôt, sauf exception, que comme le lieu d’une rivalité. En effet, même si les contentieux économiques sont vifs entre les deux pays, Pékin et Washington ne s’opposent pas aussi vivement dans ce domaine qu’ils peuvent le faire sur les sujets politiques et stratégiques. En dehors des points de discorde, qui concernent le maintien par Pékin du taux de change du yuan à un niveau artificiellement bas et le déséquilibre de la balance des échanges commerciaux en défaveur des États-Unis [1], un facteur aggravant des contentieux économiques est apparu depuis peu, dont les répercussions affectent tout autant les intérêts stratégiques américains que ceux de nombreux autres pays industrialisés. Il s’agit de la volonté, manifestée par la Chine en 2010, de réduire ses exportations de terres rares [2].
La bataille pour les terres rares
Toute l’industrie chinoise des énergies renouvelables est, pour de multiples réalisations technologiques associées, consommatrice de terres rares. La Chine détient 37 % des réserves mondiales de ces métaux. Mais, à la suite de la modernisation de leur exploitation, elle assure aujourd’hui 93 % de la production mondiale. Ce qui lui confère une position quasi monopolistique, qui place les pays utilisateurs en situation de vulnérabilité et de dépendance stratégiques à son égard.
En effet, arguant des graves dommages causés à l’environnement par l’extraction de ces métaux, la Chine, à l’été 2010, a déclaré qu’elle restreignait l’exportation de ces produits, un contingentement en fait déjà entamé dès 2006. Pékin va même jusqu’à cesser l’exportation du terbium et du dysprosium, deux métaux dont le pays détient 99 % des réserves mondiales et qui entrent dans la composition de nombreuses applications civiles et militaires [3] 3. C’est donc tout un pan de l’industrie américaine, notamment de l’armement, qui est touché de plein fouet par la décision chinoise.
Ce qui attise la méfiance réciproque que les deux pays nourrissent sur leurs capacités militaires respectives.
Certes, la Chine affirme qu’il n’est pas dans ses intentions de pénaliser les pays importateurs. Mais le chantage de facto exercé sur les terres rares constitue cependant, pour Pékin, un moyen de pression efficace pour contrer les États-Unis qui, selon la Chine, représentent bel et bien une menace.
Les menaces chinoises contre les compagnies pétrolières américaines en mer de Chine du Sud
Autre sujet de contentieux sino-américain : la pression exercée par la Chine sur les compagnies pétrolières étrangères pour les dissuader de conclure des contrats avec des compagnies des pays de la périphérie de la mer de Chine du Sud, dès lors que les gisements à exploiter sont situés, en tout ou en partie, dans l’espace maritime que, par l’artifice du tracé en neuf traits (cf. carte), la Chine entend contrôler. Or, ce tracé couvre pratiquement tous les gisements de la périphérie de cette mer. Par exemple, le long de la côte vietnamienne, il coupe les lots 117 à 127, dont l’essentiel se situe dans les eaux territoriales du Vietnam. En novembre 2006, c’est l’indien ONGC qui faisait les frais des protestations élevées par la Chine à l’encontre de la concession que le gouvernement vietnamien lui avait octroyée sur le lot 127, dans le bassin de Phu Khanh, au large de la baie de Cam Ranh. Mais ONGC ne cessait pas pour autant ses activités. Puis, le 10 avril 2007, la Chine, après avoir protesté auprès du Vietnam, réussit à contraindre le consortium BP-Conoco Phillips-Petrovietnam d’arrêter d’exploiter les champs gaziers de Moc Tinh et Hai Thach, à l’extrême sud-ouest des Spratly, sur le plateau continental vietnamien. Dans le même temps et par la suite, plusieurs autres compagnies pétrolières étrangères, parmi lesquelles des américaines, telle Exxon, subirent les mêmes pressions chinoises.
Ce qui conduisit les États-Unis à réagir de manière vigoureuse, le juin 2010, lorsque, à l’occasion du neuvième sommet sur la Sécurité asiatique, dit dialogue du Shangri-La [4], Robert Gates, secrétaire à la Défense, condamne l’exercice de la « diplomatie coercitive » en mer de Chine du Sud.
RIVALITÉS DANS LES PROGRAMMES DE COOPÉRATION ÉCONOMIQUE EN ASIE DU SUD-EST
Sur le plan macro-économique, il apparaît évident que les Chinois préfèreraient que la coopération en Extrême-Orient s’instaure sous leur seule égide et au travers de la mise en place de programmes régionaux d’intégration dont les États-Unis, autant que faire se pourrait, seraient tenus à l’écart. Ces projets d’intégration régionale, exclusivement extrême-orientaux, se feraient par agrégation d’un ensemble de projets sous-régionaux dont beaucoup visent à amarrer l’Asie du Sud-Est à la Chine.
C’est le cas du lancement, dès 2008, en direction de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), du projet global de Zone de coopération économique pan-régionale du golfe du Tonkin (Pan Beibu Gulf Economic Cooperation Scheme) subdivisé en trois axes d’activités : un axe occidental s’appuyant sur la direction générale Nanning-Singapour ; un axe central s’appuyant sur la zone de coopération de la sous-région du Grand Mékong ; un axe oriental, maritime et côtier, englobant toute la mer de Chine du Sud. Là réside toute la finesse du projet global où l’objectif implicite de mainmise sur la mer de Chine du Sud est « noyé » dans un ensemble à trois composantes. Un processus comparable est lancé lorsque, le 1er juillet 2010, entre en vigueur l’accord de libre-échange institué entre les six pays les plus avancés de l’Asean, avec la perspective d’intégrer, à l’horizon 2015, la Birmanie, le Cambodge, le Laos et le Vietnam. Là, la Chine entend prendre la main contre les influences américaine et japonaise qui s’expriment en parallèle sur un certain nombre de programmes identiques, tels que celui du développement du bassin du Grand Mékong.
De même, grâce à une politique de persuasion engagée depuis 2000 auprès de ses voisins d’Asie du Sud-Est, ceux de l’Asean en l’occurrence, et du Nord-Est, Japon et Corée du Sud, la Chine parvient à faire avaliser la création d’un fonds commun de réserves de change. L’objectif est de limiter les risques de déstabilisation des marchés dans le cas où apparaîtrait la perspective d’une nouvelle crise monétaire, comme la crise asiatique de 1997. L’accord de multilatéralisation de l’initiative de Chiang Mai (Chiang Mai Initiative Multilateralization Agreement, CMIM) est finalisé le 24 mars 2010. Il institue un fonds de 120 milliards de dollars, qui permettra, par le biais d’échanges swap de créances, de faire face à des difficultés temporaires éprouvées par l’un ou l’autre des partenaires quant à sa balance des paiements et à ses liquidités à court terme. Certains observateurs ont reproché au CMIM de constituer un fonds monétaire asiatique indépendant, risquant de remettre en cause la prééminence du Fonds monétaire international (FMI) [5]. Même si, à partir de 2000, lorsque s’élaborait le projet entre la Chine et l’un et l’autre de ses partenaires, sur la base de la bilatéralité, l’ancien directeur du FMI, Horst Köhler, voyait plutôt l’initiative comme un complément à l’action de son institution, il n’en reste pas moins que les critiques ne sont pas sans fondement. Il s’agit bien, pour la Chine, de créer un microcosme financier indépendant des États-Unis, un périmètre exclusif où les parités de monnaies sont négociées entre partenaires en s’affranchissant des exigences américaines de réévaluation de la valeur artificiellement basse du yuan.
L’Asie orientale, nouveau champ de la rivalité sino-américaine d’influence
L’Asie orientale est depuis longtemps le lieu où Chinois et Américains rivalisent d’influence. Cela n’est donc pas nouveau. En revanche, ce qui est inédit, c’est que l’influence chinoise y prend de plus en plus le pas sur l’influence américaine, non seulement au travers de la promotion de programmes communs de développement économique et de manifestations de puissance économique, technologique et militaire, mais aussi parce que les Américains ont donné, au cours des dix dernières années, l’impression de se désintéresser de la région. Certains attribuent ce recul apparent à la crise économique qui éclate en septembre 2008. Mais la réalité est que, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont considéré que l’Asie du Sud-Est n’apparaissait pas comme le champ prioritaire de leur lutte contre le terrorisme. Du coup, au cours de la dernière décennie, ils se sont moins intéressés à la région, et leur visibilité y a été moindre. C’est ce qui a incité les Chinois à accroître leurs prétentions.
Le désintérêt apparent des États-unis pour l’Extrême-Orient au cours de la dernière décennie et la prise d’avantages par la Chine
Deux indices majeurs ont conduit la Chine à estimer que s’émoussait l’intérêt des États-Unis pour la région. Le premier a été l’attitude conciliatrice du président Barack Obama au cours de sa première année de mandat à l’égard de la Chine. Celle-ci a été interprétée soit comme exprimant une faiblesse, soit comme constituant une amorce de l’acceptation américaine de certaines exigences chinoises. Selon le second indice, obnubilés par la guerre contre le terrorisme international, les Américains ont considéré que le danger était moindre en Asie orientale. Dès lors que, dans ce cadre, les États-Unis ont classé l’Asie du Sud-Est « front secondaire » de ce combat, leur intérêt pour la région a été relégué au second plan pendant toute la dernière décennie. C’est ce qui a permis à la Chine de s’engouffrer dans la faille et d’en tirer quelques avantages. Elle y est parvenue d’autant plus facilement que, si les Américains sont, ailleurs, parfois écoutés lorsqu’ils font la promotion messianique de la démocratie et des droits de l’homme, leur démarche ne fait guère recette chez certains de ces pays, peu enclins à recevoir le message. Les États-Unis en ont donc été pénalisés dans la région.
Cela dit, il n’en est pas moins vrai que la promotion des droits de l’homme constitue un instrument d’influence qui sert moins aux États-Unis à rallier des suffrages en Asie qu’à mettre les Chinois en difficulté. C’est la raison pour laquelle les Américains n’entendent pas se laisser dicter leur conduite lorsque le président Obama décide d’accueillir le dalaï-lama lors de la tournée que celui-ci fait aux États-Unis, du 17 au 27 février 2010. Il en est de même après que, le 12 janvier, David Drummond, vice-président chargé du développement et des affaires juridiques de Google, dénonce une « attaque ciblée et très sophistiquée » de l’infrastructure de Google, « en provenance de la Chine ». Il dénonce un « vol de propriété intellectuelle ». En réalité il s’agit bel et bien d’une censure appliquée par le gouvernement chinois à l’encontre du métamoteur de recherche, une sanction appliquée à la suite de la décision de Google de s’affranchir des obligations d’autocensure qui lui avaient été imposées par Pékin pour pouvoir s’implanter sur le marché chinois. Là, le gouvernement américain prend position en faveur de Google et de la liberté d’expression sur la Toile en Chine.
Si ces joutes sur la question des libertés individuelles en Asie peuvent servir les Américains face à la Chine, elles ne contrent pas pour autant l’ascendant que Pékin prend en Asie orientale. Cette avancée connaît cependant davantage de succès en Asie du Sud-Est qu’en Asie du Nord-Est où, depuis la fin de la guerre de Corée, les sphères d’influence chinoise et américaine restent globalement les mêmes. La Chine est influente en Corée du Nord, les États-Unis en Corée du Sud, au Japon et à Taïwan. Entre les deux rivaux, la Mongolie, autrefois sous influence soviétique, constitue un enjeu.
Les zones d’influence américaine dominante
En Asie du Sud-Est, l’influence américaine reste forte à Singapour et aux Philippines. Les États-Unis avaient perdu du terrain en Indonésie après les sanctions que, à partir de septembre 1999, ils avaient prises à l’encontre de Djakarta en raison de l’incapacité du gouvernement indonésien à empêcher les violences perpétrées au Timor oriental par les milices opposées à l’accession de cette province à l’indépendance. Depuis, Washington a retrouvé quelque influence à la suite de sa décision de reprendre les programmes de coopération militaire suspendus. Témoin de ce revirement, en septembre 2010, Marty Natalegawa, ministre des Affaires étrangères, a condamné le fait que la Chine tente d’écarter les États-Unis d’un quelconque processus de règlement des problèmes de souveraineté en mer de Chine du Sud.
En Malaisie, l’influence américaine est assez difficile à évaluer. Mais elle y est réelle. La coopération de défense et de sécurité entre les deux pays s’est progressivement consolidée depuis le 11 septembre 2001. Washington a en effet bien perçu l’importance que Kuala Lumpur pouvait prendre dans la lutte contre le terrorisme. C’est la raison pour laquelle, en 2003, les deux gouvernements se sont accordés pour que la Malaisie accueille le Centre régional sud-est asiatique pour la lutte contre le terrorisme (South East Asia Regional Center for Counter Terrorism, SEARCCT). En outre, dans le cadre des contestations territoriales qui opposent Pékin à Kuala Lumpur en mer de Chine du Sud, la présence américaine est forcément ressentie comme un soutien rassurant par la Malaisie.
À la fin du mois de juillet 2010, à l’occasion de la célébration du quinzième anniversaire du rétablissement des relations diplomatiques entre Hanoï et Washington, les Américains ont été reçus à bras ouverts au Vietnam, le pays qui, de tous, s’oppose avec le plus de force aux revendications territoriales de Pékin en mer de Chine du Sud. Certes, le retour des États-Unis est fort bien accueilli face à la montée en puissance d’une Chine si proche. Mais le Vietnam entend ne pas indisposer la Chine en donnant à celle-ci l’impression de trop vouloir s’appuyer sur Washington. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Vietnamiens n’ont, en apparence, pas sollicité un engagement américain en faveur de leur sécurité. Du moins, si une telle demande a été faite à l’occasion du troisième dialogue annuel américano-vietnamien de politique, de sécurité et de défense, inauguré en 2008, elle n’a pas été divulguée. Ou bien a-t-elle été exprimée au travers de messages implicites tels que, toujours dans le cadre de la célébration du quinzième anniversaire évoqué ci-dessus, les exercices de démonstration effectués par le porte-avions USS Washington, le 8 août 2010, à 200 milles marins de Danang, soit en zone économique exclusive vietnamienne et à proximité des îles Paracels. Ont assisté à ces manoeuvres plusieurs hauts responsables politiques et militaires vietnamiens. Un tel signal est loin d’être innocent à l’égard de la Chine. Ont du reste suivi pendant une semaine des exercices navals bilatéraux entre la marine vietnamienne et trois bâtiments d’accompagnement du porte-avions reparti, pour sa part, vers la mer de Chine de l’Est.
La préoccupation du Vietnam, qui entend ne pas indisposer les Chinois en se rapprochant trop des États-Unis, conduit Hanoï à rechercher un contrepoids au retour des Américains. Quasi naturellement, la Russie constitue ce contrepoids parce qu’elle est soucieuse de contrôler l’émergence, sur ses confins orientaux, de ce géant stratégique en devenir qu’est la Chine et, dans le même temps, de préserver les bonnes relations qui se sont établies avec Pékin depuis la fin de la confrontation idéologique des ères soviétique et maoïste. De fait, lors de ce même mois de juillet 2010, la Russie fut invitée par le Vietnam, qui assurait la présidence de l’Asean, à participer aux côtés des États-Unis au Forum régional élargi de l’Asean [6]. Moscou répondit favorablement à cette demande en envoyant son ministre des Affaires étrangères, Sergei Lavrov. Grâce à cette astuce, les Vietnamiens affichaient leur volonté de préserver un équilibre entre toutes les puissances vis-à-vis de l’Asean d’abord, et traçaient artificiellement autour d’eux-mêmes un périmètre virtuel de sécurité placé sous l’égide protectrice des États-Unis et de la Russie, sans pour autant que cette attitude puisse être considérée comme agressive par la Chine.
Les zones d’influence chinoise dominante
En revanche, les Américains apparaissent en perte de vitesse en Thaïlande, pays soucieux de ne pas contrarier la Chine, dont l’influence s’exerce à coups de relations économiques étoffées et de forts programmes d’équipement militaire, qui tendent à rivaliser avec ceux des Américains. S’ajoutent à cela les fortes pressions que la Chine exerce sur le gouvernement de Bangkok pour que se réalise un jour la percée du canal de Kra, du nom de l’isthme siamois qui s’avance au sud de la Thaïlande et sépare océans Indien et Pacifique. En effet, la Chine est désireuse de trouver des itinéraires de rechange sûrs pour sécuriser son approvisionnement en pétrole. L’emprunt du canal de Kra lui permettrait d’éviter le détroit de Malacca, entièrement sécurisé par les forces navales indonésiennes, malaisiennes et singapouriennes, une situation que, méfiants, les Américains observent malgré tout en permanence et d’un oeil vigilant. La Chine a bien tenté, comme les États-Unis, de proposer ses services aux trois États en matière de sécurité de la navigation dans ces eaux mais, comme les États-Unis, elle a été éconduite.
Voisine de la Thaïlande, la Birmanie reste pour l’heure totalement, ou presque, inféodée à la Chine qui y exerce une influence dominante. Il n’est pas sûr, en effet, que l’importante fourniture récente de matériels aériens russes [7] entraîne une bascule significative des influences sur la Birmanie, qui se ferait au profit de la Russie et au détriment de la Chine. Si une telle évolution devait se produire, elle pourrait alors indirectement bénéficier à l’Inde, pays assez proche de la Russie depuis la décolonisation pour de multiples raisons, puisque New Delhi cherche bel et bien à reprendre de l’influence en Birmanie et à y contrer celle de la Chine. Reste à savoir si cela faciliterait pour autant le jeu des Américains contre la Chine à l’égard de la Birmanie.
Mais, pour l’heure, c’est l’influence chinoise qui continue de dominer dans ce pays, parce qu’elle est avant tout politique et que toutes les opérations associées de coopération viennent en appui à cette influence. C’est dans cette optique que la Birmanie continue à recevoir de la Chine un soutien quasi inconditionnel et une aide militaire d’envergure sur le plan maritime civil autant que naval, notamment au travers d’importants programmes de modernisation des ports et de coopération militaire. Les généraux aux commandes ne sont pas sur le point d’abandonner leur pouvoir, sauf peut-être s’ils obtenaient des garanties irrévocables organisant leur immunité en échange de la restitution du gouvernement du pays à une autorité civile. Si, d’aventure, un régime démocratique s’instaurait en Birmanie, les alliances se renverseraient au profit des États-Unis, puisque ceux-ci auront soutenu sans relâche l’opposante Aung San Su Kyi dans sa lutte pour l’instauration d’un régime de liberté dans son pays. Compte tenu de l’intérêt stratégique que représente la Birmanie pour la Chine, il est évident que Pékin continuera d’appuyer le régime des généraux et, par conséquent, mettra tout en oeuvre pour y conserver sa prééminence.
Autre pays où la Chine se renforce de plus en plus au détriment du Vietnam : le Laos, petit pays devenu désormais un enjeu fondamental sur l’échiquier des influences rivales en Indochine. Le Laos est en effet largement intégré dans la stratégie chinoise visant à isoler le Vietnam. Pékin ravit graduellement à Hanoï la prééminence, à coups de subventions dédiées au développement économique et urbain, à un rythme tel que, en l’état actuel de ses finances, le Vietnam n’a pas la capacité de suivre. Ainsi, la Chine se place en position de domination face au renforcement éventuel d’une influence américaine sur Vientiane qui, dit-on, serait encouragée par le Vietnam. Enfin, le Laos se situant au coeur du maillage routier, ferroviaire et fluvial qui se tisse avec l’aide de la Banque asiatique de développement, la Chine oeuvre avec vigueur à l’achèvement de ce réseau qui, favorisant l’expansion des communications de tous ordres vers le Sud, va lui permettre d’asseoir encore davantage son emprise sur ce petit pays enclavé [8]. La démarche de Pékin est logique : elle entre dans le schéma global d’ancrage de l’Asie du Sud-Est aux provinces méridionales du Yunnan, du Guizhou et du Guangxi et de sa concrétisation par la mise en place du concept de « zone de coopération économique pan-régionale du golfe du Tonkin » (cf. infra).
Pas davantage qu’au Laos, les Américains n’ont la main au Cambodge. Ici aussi, c’est la Chine qui domine au travers d’une imposante politique de coopération tant économique que militaire. Il faut aussi souligner que les anciennes alliances favorisent les rapprochements puisque le Premier ministre Hun Sen est un ancien Khmer rouge, au demeurant peu reconnaissant envers un Vietnam salvateur à qui il doit la vie à l’époque où Pol Pot se livrait à la purge de son propre parti.
Hors Asean, la Chine se rapproche résolument du Timor oriental. À ce nouvel État, Pékin a promis la livraison de deux patrouilleurs et a offert de participer à l’édification d’une base navale. C’est un pas important dès lors que le projet pourrait permettre à la Chine de prendre pied sur la périphérie extérieure des grands archipels qui bordent la mer de Chine du Sud et de poser un jalon face à une Indonésie dont le Timor oriental constituait de facto une province jusqu’en 1999.
Enfin il va sans dire que, dans le cadre régional global de l’Asie du Sud-Est, la forte influence chinoise sur la Birmanie, la Thaïlande, le Laos et le Cambodge compromet l’unité de l’Asean, essentiellement à cause de la problématique de la mer de Chine du Sud. En effet, contrairement aux États riverains que sont le Vietnam, la Malaisie, Singapour, l’Indonésie, Brunei et les Philippines, ces quatre pays continentaux préfèrent adopter une attitude distante sur la question des contentieux territoriaux en mer de Chine du Sud. De ce fait, ils préfèrent soit souscrire aux points de vue chinois, soit opter pour le mutisme. Cela permet à la Chine d’exploiter la situation et d’adopter une conduite de plus en plus agressive pour tenter de faire valoir ce qu’elle considère être ses droits souverains en mer de Chine du Sud. Pékin pense en effet que le silence observé depuis 2001 par les États-Unis sur cette question et celle de l’Asie du Sud-Est constitue une preuve de leur désintérêt. Or, ce faisant, les Chinois commettent une erreur d’évaluation, ce qui les amène à s’enhardir dans leurs prétentions.
L’erreur chinoise d’évaluation de l’intérêt américain pour l’Extrême-Orient
La Chine eut la surprise, cinglante, le 23 juillet 2010, d’entendre Hillary Clinton prononcer un discours à Hanoï, lors du Forum régional étendu de l’Asean, dans lequel la secrétaire d’État signifiait en effet qu’« il est dans l’intérêt national des États-Unis que la liberté de navigation, l’accès libre à tous les espaces communs et le respect du droit soient préservés en mer de Chine du Sud ». H. Clinton précisait toutefois que si les États-Unis étaient prêts à apporter leur concours pour contribuer à la recherche de solutions aux différends territoriaux entre États riverains, ils n’entendaient pas être eux-mêmes partie à ces contentieux.
Mais les Chinois avaient sans doute entrevu ce que pourrait être l’attitude américaine après qu’ils auraient décrété la mer de Chine du Sud au coeur de leurs « intérêts vitaux » (core interest), ce que Dai Bingguo, conseiller d’État chinois signifie le 4 mars 2010 à deux hauts fonctionnaires américains, James Steinberg, secrétaire adjoint du Département d’État et Jeffrey Bader, directeur des affaires asiatiques du Conseil national américain de sécurité, en visite en Chine [9]. En attendant, c’est la raison pour laquelle, en 2010, Pékin montre patte blanche et revient soudain vers ses partenaires de l’Asean pour leur proposer de transformer la Déclaration sur la conduite des États en mer de Chine méridionale, texte non contraignant communément adopté le 4 novembre 2002 à Phnom Penh, en un véritable code [10]. Or, c’est ce que les pays de l’Asean n’avaient eu de cesse de demander pendant toutes les négociations qui avaient finalement conduit à la rédaction de ce texte, proposition qu’avait toujours refusée la Chine. En changeant de position, les Chinois essaient d’éviter une éventuelle immixtion des États-Unis puisque, ainsi, ils prouvent qu’ils ont la capacité de régler « en famille » un problème épineux. Or, la réaction des États-Unis montre que l’attitude chinoise, qui consiste à donner l’illusion d’une soudaine bonne volonté en proposant de renégocier les conditions de la conduite des États en mer de Chine du Sud, est bien analysée comme constituant un leurre et est vouée à l’échec.
L’Asie du Sud-Est redevient un authentique champ de rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis. Quant à l’Asie du Nord-Est, elle voit les deux puissances continuer à s’affronter bien que, depuis 2010, les tensions s’y exacerbent davantage que durant les décennies précédentes.
L’ASIE ORIENTALE, NOUVEAU CHAMP DE LA RIVALITÉ STRATÉGIQUE SINO-AMÉRICAINE
L’enjeu du verrou taïwanais
En 2010, le premier fait marquant des tensions entre la Chine et les États-Unis se joue autour de Taïwan, ce verrou qui, au Nord, boucle le feston d’îles qui jalonnent la mer de Chine de l’Est et qui, au Sud, ferme l’ensemble des archipels bordant la mer de Chine du Sud. Pour la Chine, où se dessinent désormais de réelles ambitions de maîtrise de la haute mer, l’objectif est de faire sauter ce verrou, de façon à contrôler les passages sécurisés dont le pays a besoin pour se lancer librement vers le Pacifique. En effet, dès lors que l’île serait redevenue territoire chinois à part entière, le transit des bâtiments de guerre de l’Armée populaire de libération pourrait se faire dans des eaux incontestablement chinoises. Les Américains ont bien perçu cette ambition. Ils ont également perçu le fait qu’une bascule de Taïwan du côté continental permettrait à la marine chinoise de venir menacer plus directement leur dispositif militaire dans le Pacifique et de se rapprocher des territoires des États-Unis. Maintenir l’indépendance de fait de Taïwan par rapport à la Chine constitue donc un objectif primordial pour la sécurité des États-Unis. C’est pourquoi ceux-ci continuent de soutenir l’île.
C’est dans cet esprit que, se fondant sur les engagements pris dans le cadre du Taïwan Relations Act adopté en 1979, le président Obama approuve, le 6 janvier 2010, la vente de matériels militaires à Taipei, soit un marché de 6,4 milliards de dollars. Celui-ci concerne 12 missiles Harpoon Block II, 114 missiles antimissiles Patriot-3, 2 chasseurs de mines Osprey, 60 hélicoptères Black Hawk UH-60 et 60 terminaux de divers types pour les transmissions. Une telle initiative ne peut que déplaire à Pékin qui, en termes rituels, dénonce cette décision, affirmant qu’elle viole sa souveraineté. Autre réplique : le 11 janvier, la Chine détaille publiquement les résultats d’un essai de ses capacités de défense antimissiles, ce qui constitue un message clair à l’adresse de l’Amérique. Puis, le 30 janvier, elle suspend ses contacts militaires avec les États-Unis et prend des sanctions à l’encontre des compagnies américaines concernées par la vented’armements à Taïwan. Le 25 février, la Chine lance une mise en garde aux États-Unis dans le cas où ils honoreraient l’accord de vente signé avec Taipei le 17 juillet 2006 pour la fourniture de 66 avions de combat F16. Au mois de novembre 2010, la décision des États-Unis d’honorer ce contrat n’est toujours pas prise. Certains observateurs se demandent si le soutien américain à l’égard de Taïwan ne se déliterait pas quelque peu. Il est difficile de trancher sur ce point. En effet, d’un côté, les Américains ne seraient sans doute pas très enthousiastes à l’idée de risquer de se trouver engagés dans un conflit militaire, même limité, avec la Chine pour venir au secours de Taïwan. Mais, de l’autre, c’est l’intérêt stratégique de Washington qui prévaut. Et si les États-Unis continuent à soutenir Taïwan, c’est moins par souci, tant du point de vue du Parti républicain ou du Parti démocrate, d’attirer les suffrages des électeurs favorables à la cause taïwanaise, qu’en raison de la volonté de conserver le verrou taïwanais et sa capacité de filtrage des ambitions navales chinoises en direction du Pacifique.
Les incidences des provocations nord-coréennes
Cette même année 2010, ont eu lieu, en Asie du Nord-Est, divers événements qui n’affectent pas directement les États-Unis dans leurs relations avec la Chine, mais qui les concernent toutefois dès lors qu’ils touchent leurs alliés régionaux.
Premier fait : depuis 2000, la marine chinoise s’enhardit à franchir les détroits japonais avec des moyens navals de plus en plus étoffés pour s’approcher des installations américaines militaires de Guam, effectuer des reconnaissances tout autour, voire tester les capacités navales de réaction à l’observation. Le second événement n’intéresse pas directement les États-Unis. Il s’agit du naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan, provoqué le 26 mars 2010 par un tir de torpille nord-coréenne, en zone contestée de partage des eaux entre les deux Corées, en mer Jaune. Les véritables raisons expliquant cet acte inattendu ne sont pas vraiment connues. Certains font état, ce qui n’est pas avéré, de la volonté de Pyongyang d’amener Washington à négocier de manière bilatérale sur la question du programme nucléaire nord-coréen. Ce que les Américains refusent, souhaitant traiter ce dossier au sein du cercle des négociations à Six, spécialement conçu à cet effet.
À partir de cet incident, les tensions s’accroissent en mer Jaune et en mer de Chine de l’Est. Les États-Unis affichent alors résolument leur appui à la Corée du Sud en procédant à trois exercices navals, destinés à signifier à la Corée du Nord autant qu’à la Chine qu’ils restent solidairement attachés à leurs alliés. En riposte, la Chine procède à deux manoeuvres comparables, l’une au large de la côte du Zhejiang, l’autre au large de celle du Shandong.
Dans le cadre de cette aggravation locale des tensions, qui se poursuit à partir du 23 novembre 2010, avec un tir de 170 obus d’artillerie par la Corée du Nord sur l’île sud-coréenne de Yeongpyeong, qui conduit la Corée du Sud à répliquer, le 20 décembre, par un exercice de démonstration d’artillerie sur la même île, la Chine ne fait rien pour modérer le dirigeant nord-coréen Kim Il-song. Mais elle lance un avertissement, en même temps que la Russie, à la Corée du Sud. En outre, le 19 décembre, à la veille de l’exercice sud-coréen, la Chine exerce des pressions sur le Conseil de sécurité de l’ONU pour empêcher que le communiqué établi sur la crise dans la péninsule condamne la Corée du Nord. Au point que l’on pourrait même se demander si, en sous-main, la Chine n’a pas encouragé la Corée du Nord, notamment lors de la visite exceptionnelle de Kim Il-song à Pékin du 3 au 6 mai 2010, à se livrer à cette provocation limitée dirigée contre la Corée du Sud, dans le but de tester la résolution tant américaine que sud-coréenne, voire japonaise, afin d’évaluer les conséquences d’une éventuelle future agression caractérisée.
Si la tension s’accroît entre Pékin et Washington à propos du soutien que les États-Unis entendent continuer à apporter à la Corée et au Japon, Pékin a aussi failli commettre une erreur d’appréciation quant à l’indéfectibilité de l’engagement américain auprès de Tokyo, à l’époque où le bref gouvernement Hatoyama envisageait d’une part une ouverture plus confiante en direction de la Chine, et d’autre part créait quelques difficultés aux États-Unis sur l’organisation de l’implantation de leurs forces dans l’île d’Okinawa. La montée locale des tensions a vite ramené le Japon à la raison. À la faveur du remplacement d’Hatoyama, démissionnaire, par Naoto Kan au poste de Premier ministre, le projet de déplacement des marines américains de la force Futenma vers un autre secteur d’Okinawa, qui avait été gelé, put être remis en oeuvre. Le dispositif américain établi au Japon face à la Chine dans cette région est donc susceptible de rester intact alors que, dans le cas où Hatoyama serait resté au pouvoir, les Américains auraient sans doute été contraints de replier une partie de leurs forces vers Guam, fragilisant ainsi leur dispositif en Asie du Nord-Est.
Confrontation sino-américaine à propos de la mer de Chine du Sud
Si la tension monte entre la Chine et les États-Unis à propos de Taïwan, si elle s’intensifie en Asie du Nord-Est, elle s’accentue aussi lorsque Pékin annonce, de manière impérieuse, que la mer de Chine est désormais au coeur de ses « intérêts vitaux » (cf. supra), au même titre que le sont Taïwan, le Tibet et le Xinjiang. Par là, il apparaît de plus en plus évident que, au travers d’une prétention outrancière à affirmer sa souveraineté sur les deux tiers de cette mer par le biais d’une interprétation erronée du droit de la mer, c’est une domination totale que la Chine veut y installer, en cherchant à y rejeter toute présence militaire potentielle étrangère. En dehors de la volonté d’établir une domination en vue de réguler sous sa seule égide l’exploitation des richesses de cette mer, la Chine nourrit des objectifs stratégiques cruciaux.
La Chine et la sécurisation de la navigation en mer de Chine du Sud
Faute pour la Chine de pouvoir sécuriser par ses seuls moyens les parcours généraux de ses voies commerciales internationales, sur toute leur extension, le premier de ses objectifs est d’en sécuriser au moins un segment, à elle seule et sans conteste : celui de la mer de Chine du Sud, entre la sortie du détroit de Malacca et l’arrivée dans les ports chinois. En effet, 80 % des importations chinoises d’hydrocarbures sont acheminées par cette voie. C’est l’une des raisons pour lesquelles, sans le dire, les Chinois veulent pouvoir assurer la sécurité de cet espace sans risque d’intervention extérieure. […]
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