Main basse sur le Cambodge - 2004

 

 

Main basse sur le Cambodge

Par LEXPRESS.fr, publié le 26/07/2004

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/main-basse-sur-le-cambodge_488974.html

 

Le pays des anciens Khmers rouges est un Etat gangrené par la corruption. Alors que la moitié de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, tout s'y achète. Même les portefeuilles de ministre

La nuit, à Pailin, ancien fief khmer rouge proche de la frontière thaïlandaise, l'hôtel Heng Meas est illuminé comme un arbre de Noël au c?ur d'une bourgade obscure, désertée par les chercheurs de pierres précieuses. Exploité à outrance, le trésor qui servait à financer la guérilla de Pol Pot est pratiquement épuisé. Ce soir-là, un groupe de rock khmer, le Lotus blanc, venu tout spécialement de Battambang, se produit au Heng Meas, régalant les dîneurs de ses meilleurs tubes. Une chanson déchirante de mélancolie les détourne un instant de leur mastication. «Séparée de son mari, elle accouche dans une pauvre cabane et ses larmes, sans fin, coulent sur l'enfant.» Ces paroles inoubliables sont l'?uvre du Premier ministre Hun Sen, ancien chef d'unité khmer rouge, en hommage à son épouse Bun Rany, qu'il laissa derrière lui, seule et enceinte lorsqu'il prit la fuite vers le Vietnam, en 1977, pour échapper aux purges. Il en reviendra en 1979, lorsque Hanoi enverra ses troupes envahir le Cambodge, qu'elles occuperont pendant dix ans. «Hun Sen, tu étais des nôtres, comment as-tu pu vendre le pays aux Vietnamiens?» s'est écrié un ex-combattant polpotiste, lors d'un forum organisé, le 11 juillet, par le Centre cambodgien pour les droits de l'homme dans une pagode d'Oudong. Tonnerre d'applaudissements. L'histoire au Cambodge est aussi omniprésente que les esprits, mais il n'existe pas de rituels capables de l'apaiser. Reste la justice, mais laquelle? 


A Pailin, où il vit depuis 1999, Khieu Samphan, 73 ans, se prépare au procès. Chef de l'Etat du Kampuchéa démocratique, autrement dit du régime khmer rouge qui a coûté la vie à quelque deux millions de Cambodgiens, il affirme n'avoir découvert le génocide qu'après coup, dans l' «ignorance» qu'il était des massacres. «De par ma propre nature, je ne suis pas capable de tuer. Mes compatriotes peuvent en être sûrs.» Dans un premier temps, il dit à ses visiteurs qu'il ne veut pas les recevoir, qu'il a trop souvent eu affaire à des interlocuteurs de mauvaise foi, qu'il a déjà écrit un livre (1) pour s'expliquer, enfin qu'il est dans une «position délicate. Je serai plus libre en tant qu'accusé, je pourrai m'exprimer». Face à lui, on a le sentiment étrange d'être le public sur lequel il teste ses répliques. Sans cesse il insiste sur le fait qu'il faut «placer les événements dans leur contexte historique». Ce matin-là, il reviendra longtemps sur les années 1950 et son enthousiasme pour le Mouvement des non-alignés et ces leaders du tiers-monde, dont le prince Sihanouk, qui osaient se dresser «contre l'impérialisme». Khieu Samphan, à l'entendre, n'était ni communiste ni socialiste, mais patriote. Lorsqu'il parle des Khmers rouges, il dit «eux», pour qu'il soit bien clair qu'il n'était pas du même bord. Un compagnon de route, pas davantage. S'il avait accepté de les représenter, c'est qu'il était convaincu, en toute humilité, que Pol Pot en particulier «était capable d'élaborer une stratégie adaptée aux défis de la volonté d'indépendance du pays. Mon devoir était de participer à la lutte pour la souveraineté nationale. En mon âme et conscience, j'ai cru faire le bon choix». Très souvent, il a ce geste d'évidence, d'impuissance, mains ouvertes, paumes tendues vers le ciel. «Comment concilier les droits de l'homme et le respect de la patrie? Et il y a ce problème qui n'a jamais été résolu - la tendance de l'être humain à abuser de son pouvoir.» 


A l'extérieur, des enfants jouent, leurs cris de joie résonnent, couverts par intermittence sous le vacarme des camions sillonnant la piste de terre. «J'étais dans un régime communiste, souligne Khieu Samphan, où la règle est de se concentrer sur ses propres tâches, et de ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir en dehors de ça. Je n'imaginais pas tous ces massacres. Jusqu'à maintenant, la question continue à se poser à ma conscience.» Lui demande-t-on qui est responsable? «Je ne me prononcerai pas là-dessus, c'est trop délicat. D'autant que je ne crois pas être en possession de toutes les données.» 


A Pailin, toujours, Nuon Chea, frère n° 2 de la hiérarchie khmère rouge et idéologue du régime - directement impliqué dans la chaîne de commandement des exécutions et des purges - vit dans une maison cachée sous les arbres, à quelques centaines de mètres de la frontière thaïlandaise. «Il est parti pour Bangkok hier, afin de se faire soigner, affirme son épouse, sans se prononcer sur la date de son retour. «Les étrangers, d'ordinaire, suggère-t-elle, lui donnent 600 dollars pour ses frais médicaux.» Sous le ciel cambodgien, tout s'achète et se vend. 

 

Retour à Phnom Penh, le 13 juillet. A l'heure du bol de soupe matinal, la capitale cambodgienne est en effervescence. Sous couvert de protection contre un hypothétique attentat, la police militaire, les forces spéciales bloquent l'accès du Sénat et la demeure de son président, Chea Sim, qui fait fonction de chef d'Etat en l'absence de Norodom Sihanouk, 81 ans, roi du Cambodge - en exil volontaire depuis avril dernier à Pyongyang (Corée du Nord). Chea Sim est aussi le n° 1 du Parti du peuple cambodgien (PPC), ex-communiste, qui domine la vie politique. Il a refusé de signer, en lieu et place du monarque, le texte d'une loi constitutionnelle permettant au Premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis bientôt vingt ans, d'être reconduit dans ses fonctions de façon quasi automatique. Les divisions au sein du PPC éclatent au grand jour. Le souverain n'a donné aucune consigne à Chea Sim. Il s'est contenté de faire appel à sa conscience. Mais, pour bien manifester sa désapprobation, Norodom Sihanouk annonce théâtralement sa volonté «irrévocable» d'abdiquer... lorsqu'il sera de retour au Cambodge. Ces man?uvres agacent fort le Premier ministre. Exit Chea Sim. Escorté à l'aéroport par Hok Lundy, un fidèle de Hun Sen, chef de la police nationale, on apprend qu'il s'est envolé vers la Thaïlande, pour y subir un «traitement médical». 


En fin de journée, la capitale retrouve son rythme habituel, ses Land Cruiser et ses Pajero rutilants convoyant les puissants dans le flot frénétique des motocyclettes. «Au moins, il n'y a pas eu de confrontation violente», soupire Sat, un jeune musicien qui garde en mémoire la vision des tanks - les premiers qu'il voyait - dans les rues de la capitale, lors du coup d'Etat orchestré par Hun Sen contre les royalistes en 1997. Sat gagne 5 dollars, les samedis, lorsqu'il joue du violon dans un orchestre. Avec son épouse, flûtiste, il vit dans une pièce insalubre d'à peine 10 mètres carrés, au fond d'un labyrinthe de baraquements envahis par la boue à la saison des pluies. Selon les données du Programme des Nations unies pour le développement, le chômage frapperait plus de 50% de la population, et particulièrement les jeunes. Tous les ans, ils sont plus de 300 000 à entrer sur le marché du travail. Dont 35 000 diplômés. «Un sur dix seulement, assène Sar?un, consultant à Phnom Penh, trouvera un emploi.» Et les autres? «Ils sont tellement désespérés, constate Chea Vannath, présidente du Centre de développement social, qu'ils sont prêts à payer d'énormes pots-de-vin pour un travail.» 


Faute d'avoir obtenu la majorité requise des deux tiers aux législatives de 2003 pour gouverner seul, le PPC est contraint de trouver un partenaire de coalition. Mais l'Alliance des démocrates, fondée à l'automne 2003, lui aura donné du fil à retordre durant onze mois. Combinant les forces du Parti de Sam Rainsy (PSR), chef de file de l'opposition, à celles des royalistes (Funcinpec), elle élabore une plate-forme politique et négocie pied à pied avec le PPC, acculé à prendre des engagements de réformes démocratiques, judiciaire, électorale... Elle réclame des mécanismes de lutte contre la corruption, des augmentations de salaire pour les fonctionnaires, dont les enseignants, ou encore l'abolition des traités frontaliers inégaux imposés par le Vietnam au temps de l'occupation. Elle exige que les ministres répondent aux questions des élus au moins une fois par mois, une fois par trimestre à celles des citoyens. Du jamais-vu. L'Alliance a fait naître un élan d'espoir. «Les radios privées ont donné un large écho à son programme, souligne Lao Mong Hay, conseiller à Phnom Penh du Centre de développement social, car il touchait des thèmes très sensibles au sein de la population. Les auditeurs, et pas seulement les plus éduqués, n'hésitaient pas à s'exprimer à l'antenne. A présent, beaucoup se sentent trahis par le ralliement des royalistes au PPC.» 


Fin juin, alors qu'il semblait au pied du mur, Hun Sen est parvenu à conclure un accord avec Norodom Ranariddh, fils du monarque, pour la formation d'un gouvernement. C'est le troisième attelage de ce genre depuis une dizaine d'années. Le bilan des deux premiers n'est pas brillant pour le Funcinpec: 58 sièges à l'Assemblée en 1993, mais seulement 26 aujourd'hui. L'image de Ranariddh, éclaboussé par des rumeurs de corruption, s'est fortement dégradée. Il y a peu, tout le pays a noté qu'il s'était acheté en France un hélicoptère flambant neuf. Son ascendance royale lui vaut encore des prosternations dans les campagnes, mais, parmi la jeunesse urbaine, ça ne prend plus. «Les gens le surnomment «le poivron»», ironise un journaliste cambodgien, esquissant des mains la forme du visage princier. «Ranariddh est navrant, constate un intellectuel qui préfère garder l'anonymat. Il portera la responsabilité de la destruction du parti royaliste, créé par son père en 1981, avec pour conséquence ultime la chute de la monarchie.» 


A 52 ans, le Premier ministre, de son propre aveu, se verrait bien au pouvoir vingt ou trente ans de plus. Lui et le prince se sont entendus pour conserver leurs positions respectives - Ranariddh à la tête de l'Assemblée nationale, Hun Sen aux commandes du pays. Mais, pour y parvenir, l'un et l'autre, peu sûrs de leurs troupes, ont cherché à contourner la Constitution. Celle-ci exige que l'Assemblée élise d'abord son président et ses adjoints. En accord avec eux, le roi désigne ensuite une personnalité chargée de former le gouvernement - laquelle devra recueillir une majorité des deux tiers parmi les députés pour obtenir l'investiture. Un ancien prof de Ranariddh à la faculté de droit d'Aix-en-Provence, Claude Gour, désormais au service de Hun Sen, s'est chargé d'assouplir les contraintes. La solution? Un scrutin unique, baptisé «vote bloqué»: reconduire Ranariddh, c'est reconduire Hun Sen. Le tour est joué. D'autant que les duettistes ont imposé le vote à main levée. Aucun des élus du PSR, qui dénonce un coup d'Etat constitutionnel, n'a assisté à la séance. Déjà, Hun Sen accuse le chef de l'opposition - en déplacement à l'étranger - d'activités séditieuses, affirme qu'il recrute une milice armée, menace de l'arrêter. 


Le Cambodge, l'un des pays les plus pauvres du monde, avec un revenu moyen annuel inférieur à 300 dollars par habitant, vient de battre un record mondial! Son nouveau gouvernement compte plus de 330 ministres, secrétaires d'Etat et sous-secrétaires d'Etat. On notera au passage que ces portefeuilles sont tarifés. Confidence d'une personnalité pressentie par les royalistes pour un secrétariat d'Etat: «Mon interlocuteur m'a confié que ce poste lui avait coûté 100 000 dollars. Sans doute fallait-il comprendre qu'une fois en fonction je devrais les lui rembourser.» Voilà qui va peser lourd sur les finances publiques, maintenues sous perfusion par l'aide internationale et les pays donateurs. «La notion d'Etat a disparu, déplore Chea Vannath. Tout n'est qu'intérêts personnels, compétition pour le pouvoir et les sources d'enrichissement.» Le prince lui-même a obtenu, ce qui est théoriquement incompatible avec ses fonctions à la tête de l'Assemblée, la présidence du Conseil de développement du Cambodge, porte d'entrée des investissements. «Et source de commissions fort lucratives», précise un opposant. L'ensemble du système fonctionne à coups d'enveloppes. Il y a peu, un rapport informel de la Banque mondiale, cité à Phnom Penh, estimait les pots-de-vin deux fois plus importants au Cambodge qu'au Bangladesh, pays considéré comme l'un des plus corrompus du monde. On se demande pourquoi le prix du carburant est de 70% plus élevé au Cambodge qu'en Thaïlande, alors que le pouvoir d'achat y est dramatiquement inférieur. Sur les conseils du Fonds monétaire international, qui ne tient guère compte des données locales - la porosité des frontières, par exemple - le gouvernement a augmenté les taxes. Or les compagnies proches du pouvoir se livrent à la contrebande. «Sur sept litres d'essence qui circulent au Cambodge, un seul a été taxé», explique Sam Rainsy. En revanche, les prix à la pompe sont les mêmes partout, au détriment de la population. «Lorsqu'on réclame des augmentations de salaire pour les fonctionnaires, les responsables répondent qu'ils n'ont pas d'argent, poursuit-il. Il suffirait de lutter contre les trafics illégaux...» 


Depuis plus d'une décennie, les pays donateurs comblent chaque année le déficit des finances publiques, sans se préoccuper outre mesure de l'utilisation ni du détournement des capitaux qu'ils octroient - 550 millions de dollars en 2003 - pourvu qu'une partie entretienne des dizaines de consultants rémunérés aux tarifs occidentaux. 


Pour autant, les rapports des agences internationales l'attestent, malgré une croissance relativement soutenue d'environ 5% ces dernières années, on ne constate aucune diminution de la pauvreté, bien au contraire. «Expliquez-moi pourquoi le peuple travaille si dur, et pourquoi il vit si mal?» crie une femme, déjà âgée, lors du Forum sur la démocratie organisé à Oudong. Selon une étude de la Banque mondiale (avril 2004), environ 43% de la population - pour 38% en 1992 - vit aujourd'hui sous le seuil de pauvreté, avec tout au plus l'équivalent de 1 dollar par jour. Faute de réaction, le score devrait passer à 45% en 2005. Au début de cette année, la Banque asiatique de développement avait produit des statistiques plus optimistes, mais «en abaissant subrepticement le seuil de pauvreté à 50 cents», souligne Sam Rainsy. La mortalité infantile s'accroît, constate le Programme des Nations unies pour le développement: elle est passée de 115 pour 1 000 en 1990 à 138 en 2001. Mais le gouvernement consacre à peine plus de 3 dollars par an et par habitant au budget de la santé. 


Autrefois, «les plus grandes propriétés n'excédaient pas 132 hectares, rappelle Lao Mong Hay. Aujourd'hui, certaines en couvrent des milliers, au détriment de paysans spoliés de leurs terres par des militaires ou des hommes d'affaires protégés par le régime. S'il n'y avait le traumatisme hérité du génocide khmer rouge, il y aurait des émeutes». 


A Phnom Penh, sur les bords du fleuve, à deux pas de l'Assemblée nationale et de l'Institut bouddhique, des dizaines d'ouvriers s'affairent sur un chantier géant, celui du Nexus Naga, hôtel, casino, night-club, édifié par la compagnie malaisienne Ariston. Un investissement de quelque 100 millions de dollars. Le Cambodge possède déjà près d'une vingtaine de casinos - lessiveuses idéales pour le blanchiment de l'argent sale - la plupart situés dans les zones frontalières. «Chaque fois qu'on en construit un, confie Sar?un, le Premier ministre empoche 2 millions de dollars.» La rapacité des élites paraît sans limites. En 2007, le pays ira aux urnes pour les élections communales, en 2008 pour les législatives. «Si rien ne change, la sanction sera terrible.» 


Dernière touche au tableau, un rapport des Nations unies révèle que les saisies de narcotiques ont augmenté de façon considérable en 2003. Près de 47 kilogrammes d'héroïne, pour 19 l'année précédente. Quant aux méthamphétamines, ces drogues synthétiques baptisées yama dans la région, les quantités tombées entre les mains de la police sont de 50% supérieures à ce qu'elles étaient en 2002. Depuis quelques années, le Cambodge n'est plus seulement un pays de transit. Des laboratoires de fabrication de yama et d'ecstasy s'y sont implantés. En juin 1999, l'un d'entre eux a été découvert dans une luxueuse villa louée à Phnom Penh par Em Sam An, alors secrétaire général adjoint de l'Autorité nationale de lutte contre la drogue. Selon des sources bien informées, Hun Sen, averti, a étouffé l'affaire. Promu entre-temps, le même Em Sam An a été limogé en 2001 après que son plus proche collaborateur, le colonel Sok Sopheak, eut été arrêté en possession de 14 000 pilules de méthamphétamine. Mais Em Sam An, un protégé de Hun Sen, reste secrétaire d'Etat au ministère de l'Intérieur. Il l'est toujours. Les trafiquants sont couverts par le pouvoir dont ils sont aussi les banquiers. «Certains, au PPC, voudraient engager des réformes, avance Kem Sokha, président du Centre cambodgien pour les droits de l'homme. A supposer même que Hun Sen le souhaite, il n'a plus les moyens d'agir, car il est trop impliqué. S'il réforme la justice, il sera mis en accusation. S'il touche aux militaires, ils ouvriront la boîte de Pandore du coup de 1997. Il s'est lié les mains lui-même.» Avis aux pays donateurs. 

 

 



04/03/2012
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